
histoire du graphisme
Les premières questions qui viennent spontanément lorsqu’il s’agit de raconter l’histoire du graphisme sont celles de son origine et de sa nécessité : d’où partons-nous ? Et pourquoi transmettre cette histoire ?
Devons-nous remonter aux figures humaines et animales tracées sur les parois des grottes de Lascaux, il y a plus de 16 000 ans, ou considérer que tout commence véritablement au XIe siècle avec les caractères mobiles de Bi Sheng en Chine ? Faut-il voir l’acte fondateur du graphisme dans l’imprimerie de Gutenberg au XVe siècle, ou encore dans les premiers monogrammes, ces proto-logos qui permettaient d’identifier un souverain ? L’ampleur de ces possibilités impose de choisir un point d’ancrage, non par ignorance du passé, mais pour donner une direction à notre réflexion.


Ici, nous faisons l’hypothèse que le graphisme, en tant que discipline distincte, s’est véritablement constitué au XIXe siècle, avec la dissociation progressive entre conception et fabrication. Un mouvement qui rappelle la séparation contemporaine entre direction artistique et production technique, entre chef de projet et exécutant.

Quant à la nécessité de revisiter cette histoire, elle dépasse de loin la seule inspiration formelle que l’on pourrait tirer du passé. Il ne s’agit pas d’un exercice rétrospectif figé mais d’un regard critique sur l’évolution des formes et des usages, sur les contextes de production et les postures des créateur·rices. Puisque le graphisme ne se limite pas à une esthétique, il est aussi un langage, un outil politique, un révélateur de sociétés en mutation. Ajoutons que cet exercice possède une dimension ludique, tout en améliorant, accessoirement, le référencement de ce site – un bénéfice non négligeable, bien que secondaire –.
Enfin, nous pourrions aussi interroger la place même de cette réflexion dans l’enseignement du graphisme. Profitons du fait que ce format figure encore dans les plaquettes pédagogiques, alors que les écoles n’ont pas encore tiré toutes les conclusions de l’interrogation provocante de Steven Heller qui, en 2019, demandait : “Pourquoi serait-il plus essentiel pour un·e graphiste de connaître l’histoire de sa discipline que pour un·e policier·e de connaître l’histoire de son institution ?”
Les machines, la lettre et le vertige du progrès
Le 29 novembre 1814, The Times de Londres fait une annonce retentissante : pour la première fois, un journal a été imprimé à l’aide d’une presse mécanique. Derrière cet événement, une avancée technique majeure : Friedrich Koenig vient d’introduire une presse à vapeur, capable de produire 1 100 impressions par heure, contre seulement 250 avec les presses manuelles. Grâce à un cylindre rotatif qui applique le papier contre les formes typographiques encrées et une alimentation automatique de rouleaux, cette machine marque une rupture décisive. La presse devient plus rapide, plus efficace, réduisant considérablement les coûts de production.

Quelques décennies plus tard, en 1886, une nouvelle révolution typographique voit le jour avec l’invention de la Linotype par Ottmar Mergenthaler. Cette machine, qui permet de composer et couler des lignes complètes de texte en plomb à l’aide de matrices contrôlées par un clavier, accélère de manière spectaculaire le processus de composition. Ce qui prenait des heures aux compositeurs manuels est désormais réalisé en quelques minutes. Utilisée jusqu’aux années 1960, la Linotype décuple la productivité, ouvrant la voie à des journaux plus longs, plus riches, et plus diversifiés. Associée aux presses rotatives, elle contribue à une baisse des coûts de production, rendant la presse plus accessible à un lectorat élargi.

L’essor de ces nouvelles technologies ne se limite pas à un simple gain de productivité. Il transforme profondément la manière dont l’information circule et dont la communication s’organise. La rapidité et la massification de la production imprimée façonnent une presse moderne, capable de répondre à une demande croissante. Nous entrons dans l’ère de la communication de masse, où la vitesse d’impression devient un enjeu aussi central que le contenu éditorial.
En 1835, l’Angleterre s’affirme comme le laboratoire du progrès industriel. L’ère de la Machine s’impose, célébrant le triomphe d’un mode de production fondé sur la vitesse et la reproductibilité. L’imprimé ne se limite plus aux pages des livres et des journaux : il investit l’espace public, se déploie à travers l’affiche, la publicité, l’annonce presse. De nouveaux caractères typographiques apparaissent, répondant aux exigences d’une lecture plus immédiate et percutante. Parmi eux, les Égyptiennes, reconnaissables à leurs empattements massifs et contrastés, incarnent cette modernité où la lettre devient une image, un signe visuel à part entière.

“fat face types”

“Egyptian”

Cette révolution industrielle trouve son apogée avec la première Exposition universelle, organisée en 1851 à Londres. Présentée comme une célébration du génie humain et des merveilles manufacturées, elle révèle aussi une tension grandissante entre innovation technique et recherche esthétique. Si la quantité d’objets exposés émerveille, leur qualité de fabrication et leur diversité formelle suscitent la critique.

John Ruskin, figure majeure de la pensée esthétique du XIXe siècle, exprime alors son scepticisme : selon lui, le machinisme, malgré ses prouesses, peine à élever l’art et le goût. À ses yeux, la mécanisation ne saurait, à elle seule, garantir l’amélioration esthétique du quotidien.
À la fin du XIXe siècle, cette tension devient plus manifeste. L’architecture et le design oscillent entre une volonté d’innovation radicale et un attachement aux formes du passé. Tandis que la sidérurgie permet de concevoir des structures audacieuses, défiant les paysages et repoussant les limites du possible, certains choix formels trahissent une fidélité aux traditions.

Le pont de Brooklyn, inauguré en 1883, en est une parfaite illustration. Bien qu’il s’agisse d’un ouvrage suspendu, exploitant les techniques les plus avancées de son époque, ses pilastres adoptent des arches brisées empruntées à l’architecture gothique. Une réminiscence qui rappelle les cathédrales médiévales du Vieux Continent, comme si le triomphe de la modernité ne pouvait se concevoir sans un regard vers l’héritage du passé.
L’Idéal Perdu et la Quête du Beau : Le Mouvement Arts and Crafts
Dans le tumulte des manufactures et des machines qui redessinent l’Angleterre du XIXe siècle, un mouvement émerge, en contrepoint, comme un réquisitoire contre la standardisation industrielle et la perte du geste artisanal : l’Arts and Crafts. Plus que simple courant esthétique, une réaction de fond, une tentative de réconcilier l’art avec l’objet du quotidien, de replacer l’humain au cœur de la création.
À l’origine de ce mouvement, William Morris. Pour lui, la révolution industrielle est une catastrophe culturelle et sociale, un appauvrissement, un effacement de la sensibilité au profit de la cadence. Socialiste et idéaliste, il cherchera par sa démarche à retrouver une harmonie perdue entre l’homme, son environnement et son travail.

Morris s’inspire des Préraphaélites, qui, déjà, avaient tourné le dos aux conventions académiques comme la perspective pour prôner un retour aux formes médiévales (l’art d’avant Raffaello Sanzio).


Il voit dans le Moyen Âge un âge d’or où l’art était encore une affaire collective, où chaque réalisation était le fruit d’un savoir-faire authentique et non d’un processus mécanisé.
En 1861, il fonde Morris, Marshall, Faulkner & Co., une entreprise dédiée aux arts décoratifs. Là, au cœur de l’Angleterre industrielle, il se propose de réintroduire dans la vie domestique des objets façonnés avec soin : tapisseries, vitraux, papiers peints, textiles, mobiliers. Chaque création porte la marque de son fabricant, chaque motif floral, chaque entrelacs témoigne d’un savoir-faire minutieux.



Cette démarche ne se limite pas à la forme. Elle est aussi sociale et politique. Pour Morris, l’objet doit être à la fois beau, fonctionnel et accessible à tous. Il refuse l’idée d’un artisanat confiné aux élites et rêve d’une production où qualité et démocratisation pourraient coexister. Cet idéal se heurte à une dure réalité : les objets issus des ateliers Arts and Crafts, conçus à la main avec des matériaux nobles, restent coûteux. L’utopie s’effrite, mais l’impulsion est donnée.
Si l’Arts and Crafts a trait majoritairement aux arts décoratifs, il trouve un prolongement tout aussi radical dans l’univers du livre. À l’heure où l’édition fut révolutionnée par les presses industrielles, William Morris s’attelle à restaurer l’art du livre comme un objet précieux.
En 1891, il fonde la Kelmscott Press, une imprimerie pensée comme un atelier d’artistes, où typographie, composition et illustration forment un tout cohérent.

Il redessine des caractères inspirés des typographies gothiques et vénitiennes du XVe siècle. Il fait imprimer ses ouvrages sur du papier fait main, avec une encre dense et profonde. Il enrichit chaque page de bordures ciselées et de gravures sur bois, réalisées par son ami Edward Burne-Jones. Le chef-d’œuvre de cette imprimerie, Les Œuvres de Geoffrey Chaucer, synthétise cette quête d’un livre total, où chaque élément se répond et compose un ensemble harmonieux, inspiré des manuscrits enluminés. Morris impose l’idée que le livre ne doit pas être qu’un contenant, mais qu’il participe pleinement à l’expérience de la lecture.


Si la production artisanale de la Kelmscott Press reste limitée et s’éteint après la mort de son fondateur en 1896, son influence, elle, perdurera.
Ainsi, la Kelmscott Press n’a pas simplement imprimé des livres : elle a réinventé leur conception, ouvrant la voie à une nouvelle manière de penser le rapport entre texte, image et support. Proposant ainsi une expérience sensible et immersive.
L’affiche moderne : fusion des influences européennes et japonaises
À la même période, L’affiche, hier simple support informatif, se transforme en un objet graphique à part entière. Elle s’apprête à capter les regards, se donner en spectacle sur les murs des boulevards, dialoguer avec la foule pressée qui traverse la ville.

Depuis l’Exposition universelle de 1867, où les objets venus du Japon frappent les esprits par leur raffinement, l’Europe ne cesse de s’enflammer pour l’archipel. Dans les salons bourgeois, on s’arrache les éventails ornés de paysages épurés, les paravents sur lesquels les cerisiers en fleurs s’étendent en volutes délicates. Les estampes de Hokusai, d’Hiroshige ou d’Utamaro, avec leurs lignes fluides, leurs aplats de couleurs francs et leurs images flottantes révèlent une approche totalement nouvelle à l’œil occidental.
Dans ces images, le vide est un élément plastique à part entière. L’espace ne se construit plus par l’accumulation de détails, mais par une subtile économie de moyens, où l’épure et la suggestion priment sur l’ornemental.

L’influence du Japonisme sur les arts plastiques et le graphisme se propage comme une mode, infiltrant le travail d’écoles nouvelles comme celle de Pont-Aven. Les formes se stylisent, les compositions s’affranchissent des lois classiques du cadrage, les silhouettes se simplifient. Dans cette effervescence, l’affiche trouve un nouveau terrain d’expérimentation. L’image doit frapper, retenir l’attention en une fraction de seconde, parler un langage immédiat.

Dans cette révolution esthétique, un nom s’impose : celui de Jules Chéret. Si l’ukiyo-e apporte une inspiration esthétique, lui en saisit l’essence et la projette dans l’univers de la réclame. Avec Chéret, l’affiche devient une œuvre en soi, où la typographie, la couleur et la figure humaine fusionnent dans une composition pensée.

Formé dans des imprimeries anglaises, il revient à Paris en 1866 avec un savoir technique précis dans le domaine de la lithographie en couleur. Jusqu’alors, la publicité se résumait à des typographies austères agrémentées, dans le meilleur des cas, de gravures monochromatiques. Chéret, lui, jouera des encres et de leur superposition, faisant danser couleurs et pigments sur le papier.

À travers ses créations, un personnage émerge dans la rue et devient sa signature : la Chérette. Cette femme radieuse, jeune, légère, tourbillonnante, incarne la vitalité de la Belle Époque. Elle danse, rit, joue avec l’espace de l’affiche. Cependant, elle n’est pas qu’un motif décoratif. Elle est un manifeste. En la représentant libre, cheveux au vent, robe flottante, Chéret introduit aux yeux de tous des femmes modernes, émancipées des carcans rigides qui l’enferment encore dans les figurations classiques. Là où les beaux-arts les ont figées en muse, en allégories, en saintes, les affiches de Chéret les montrent vivantes, en mouvement et maîtresses de leurs propres désirs.

Chéret comprend avant tout le monde que l’image publicitaire ne doit pas seulement vendre un produit : elle doit séduire, captiver, inscrire une atmosphère dans l’imaginaire collectif. Un imaginaire que le regard d’aujourd’hui pourrait de toute évidence qualifier d’asymétrique sur la question du genre.
Si Chéret a fait de l’affiche un objet de fascination sensuelle et idéalisé, Toulouse-Lautrec, lui, en fait un objet plus naturaliste. Là où Chéret privilégie l’éclat et la légèreté, Lautrec injecte dans l’affiche une brutalité visuelle, un condensé où la ville elle-même semble gronder. Il ne s’agit plus simplement de séduire, mais de saisir le regard, de capter l’instant parfois sordide qui anime les nuits de Montmartre.

Dans le tumulte des cirques, des cabarets et des maisons closes, Toulouse-Lautrec observe, croque, déforme. Il s’éloigne des raffinements pour une approche plus incisive. La ligne est rapide, expressive, souvent tranchante. Les silhouettes ne cherchent pas à flatter, elles sont ce qu’elles sont : exagérées, tordues, grotesques. Le réel n’est pas embelli, il est transfiguré.
C’est en 1891 qu’il réalise Moulin Rouge – La Goulue, une affiche marquante. Là où l’on tentait encore d’imiter l’art pictural en s’appuyant sur des jeux d’ombres et de modelés de la peinture classique, Lautrec va droit à l’essentiel. Il emprunte aux estampes japonaises la réduction de l’image à des masses de couleurs, à des aplats tranchés qui structurent l’espace.

L’affiche est dominée par un mouvement : La Goulue, reine du cancan, est en scène. Son jupon blanc éclate sous la lumière -vierge de toute encre-, formant une masse lumineuse qui attire immédiatement le regard. Devant elle, Valentin le Désossé, l’ouvreur au corps dégingandé, se découpe en ombre noire, et invite le passant. Plus loin, une rangée de spectateurs anonymes esquissés en silhouettes, comme un chœur qui assiste au spectacle. Tout est pensé en plans successifs, sans perspective, mais avec une construction dynamique.
Et puis, il y a le texte. Lautrec l’intègre pleinement à la composition. “Moulin Rouge” s’affiche en lettres capitales rouges, scandé trois fois, comme un battement de tambour, un écho du martèlement des talons sur la scène. Les lettres ne flottent pas, elles s’imposent, sont scandées, elles font partie du spectacle.

L’affiche n’est plus seulement une image séduisante, elle raconte une histoire, un instantané social de la ville en mouvement. L’affiche est un miroir ou le beau se conjugue au prosaïque.

Toujours dans cette tension entre le glamour et le vil, en 1896, Théophile-Alexandre Steinlen signe une œuvre qui entre immédiatement dans la mémoire collective : l’affiche du cabaret Le Chat Noir. À première vue, elle semble presque simple. Un chat noir, assis, fixe le spectateur avec un regard perçant. Mais tout, dans cette image, est construit pour provoquer.
Le noir profond du chat, aux poils épais, contraste violemment avec le fond immaculé, créant une tension graphique saisissante. Sa posture, hiératique, rappelle les figures égyptiennes, comme si l’animal était un gardien mystique des montmartroises. Les lettres se dressent dans une typographie anguleuse, presque archaïque, renforçant l’aspect mystérieux de l’affiche.
Couronné d’une auréole parodique "Montjoye Montmartre” en référence au cri de ralliement royaliste "Montjoie Saint-Denis”, l’affiche est provocation dans un Paris traversé par des tensions, où les mouvements royalistes anti-républicains agitaient les débats politiques de l’époque.

Les production de Steinlen ne se limitent cependant pas à leurs provocations politiques. Elles proposent un espace où le quotidien se donne à voir sous une forme naturaliste. Dans ses affiches pour l’imprimeur Charles Verneau, il dépeint la rue, cette rue grouillante où se croisent ouvriers, blanchisseuses, bourgeois et miséreux. Steinlen montre un Paris social, un Paris à même les trottoirs.
Si Steinlen et Lautrec ancrent leurs affiches dans le réel, Alfons Mucha, lui, propose des visions plus oniriques. En 1894, il répond à une commande pour Sarah Bernhardt pour la pièce qu’elle met en scène elle-même : Gismonda. C’est un choc visuel. Là où l’affiche était jusqu’alors un jeu de désir ou de provocation, Mucha, introduit un raffinement inédit.

Il ne s’agit plus d’un simple portrait publicitaire, mais d’une icône. Bernhardt, première star mondiale, y apparaît comme une figure quasi divine, reconnaissable par tous, auréolée d’arabesques complexes, drapée dans une robe aux plis sculpturaux. La composition est pensée comme une fresque byzantine, où chaque détail participe à l’effet de majesté. Le texte ne vient pas s’imposer, il s’intègre, devient ornement.

Mucha amplifie le mouvement de légitimation de la réclame. Son style se diffuse immédiatement et marque profondément ce que l’on nommera Art Nouveau.

Si Mucha érige la femme en allégorie rayonnante, érotisée de façon latente, Jane Atché, son élève, la nimbe de mystère et de retenue. En 1896, son affiche pour le papier à cigarette JOB frappe par son élégance presque austère : une femme impassible, drapée de lignes souples, tient une cigarette d’un geste mesuré, son regard baissé, loin de toute provocation et exubérance.

Elle propose une interprétation silencieuse de l’Art Nouveau. Ne parvenant pas à s’imposer comme affichiste et freinée par les contraintes sociales liées à son genre et son milieu bourgeois, elle se tourne vers des illustrations religieuses, développant un style qui évolue peu à peu vers le Symbolisme.
Vienne et la naissance d’un langage graphique moderne
Alors que les affichistes parisiens captivent la rue ou que Londres défend les vertus de l’artisanat, Vienne, capitale austro-hongroise, devient le berceau d’une révolution graphique où la ligne, la forme et la typographie sont repensées avec une rigueur qui annonce déjà les avant-gardes du XXe siècle.
En 1897, un groupe d’artistes, emmené par Gustav Klimt, fait sécession avec les institutions académiques pour créer une alternative aux dogmes esthétiques en vigueur. Ils revendiquent une synthèse des influences venues de l’Art Nouveau et des recherches plastiques et narratives, de britanniques comme Aubrey Beardsley.

La devise qu’ils inscrivent au fronton de leur nouveau pavillon d’exposition résume leur ambition : “À chaque époque son art, à l’art sa liberté.”

Dans son affiche-manifeste, la composition se voudra détachée de la surcharge ornementale qui caractérise encore l’Art Nouveau français. Klimt donne le ton : une verticalité affirmée, une rigueur géométrique. L’affiche est asymétrique, le rythme des pleins et des vides, l’abstraction des motifs, témoignent d’un renversement des normes de composition.

Alfred Roller, en 1902, pousse encore plus loin la démarche avec ses compositions, où la typographie s’affranchit de la lisibilité pour devenir un motif graphique à part entière.

Ses typographies métamorphosées témoignent de nouvelles aspirations esthétiques du tournant du siècle.

C’est dans cet esprit que paraît Ver Sacrum, la revue officielle de la Sécession, qui incarne à elle seule toutes les ambitions graphiques du mouvement. Chaque numéro de ce périodique, publié entre 1898 et 1903, est conçu comme un objet d’art à part entière.

Son format carré, inhabituel pour l’époque, reflète la volonté de rompre avec les conventions éditoriales traditionnelles. À l’intérieur, textes et illustrations se mêlent dans des compositions dynamiques où chaque page devient une œuvre graphique autonome.


Les mises en page asymétriques, l’emploi de la bichromie, les jeux subtils entre typographie et décor, tout concourt à faire de cette publication un manifeste du graphisme moderne.
Cette réflexion trouve un écho dans l’architecture, où Otto Wagner, grand rénovateur du paysage viennois, intègre directement le parcours sécessionniste dans ses constructions.

En 1903, Josef Hoffmann, disciple de Wagner, fonde avec Koloman Moser, la Wiener Werkstätte. Inspirée par l’Arts and Crafts, cette entreprise fut le fruit d’une insatisfaction profonde liée à l’état des arts décoratifs viennois. Hoffmann érige la collaboration entre artistes et artisans en dogme, abolissant la distinction hiérarchique entre conception et exécution. Chaque objet – du mobilier aux bijoux – portait la double empreinte du créateur et de l’artisan, conférant à l’utilitaire une dignité nouvelle.


Mais derrière cette utopie d’un art total, la Wiener Werkstätte révélait une tension insoluble : celle de produire des objets de luxe tout en prétendant à une démocratisation de l’art. Rapidement, ses créations – raffinées, exigeantes, souvent audacieuses – attirèrent une clientèle élitiste, composée de membres de la haute bourgeoisie et de figures de la finance viennoise.
À travers la Wiener Werkstätte et Ver Sacrum, Vienne ne se contente pas de produire des affiches ou des objets décoratifs. Elle impose une vision où le graphisme devient un élément structurant de l’espace, une force qui façonne la vie quotidienne. Loin du foisonnement ornemental, les créations s’épurent, se structurent, se rationalisent.
L’Allemagne et la structuration du graphisme comme discipline
Dans l’Allemagne du début du XXe siècle, on s’oriente aussi vers une rationalisation du design. L’affiche publicitaire devient un terrain où s’exprime une volonté de clarté et d’efficacité, réduisant l’image au seul objet concerné et le texte à la marque du produit. Ce style épuré, connu sous le nom de Sachplakat (affiche-objet), se distingue par sa rigueur formelle et son économie de moyens.

Lucian Bernhard en est le maître incontesté : son affiche pour les allumettes Priester (1906) supprime toute illustration superflue et réduit la publicité à sa quintessence – une boîte d’allumettes rouge et jaune, accompagnée du nom de la marque en caractères gras. Ce principe de simplification maximale influence durablement la conception des affiches et jette les bases du modernisme graphique.

D’autres figures comme Ludwig Hohlwein ou Hans Rudi Erdt développent cette approche dans leurs affiches. Pour Opel, Erdt propose une affiche où la typographie devient évocation métonymique de l’automobile, le “O” évoquant une roue.


Réductionniste lui aussi, Julius Gipkens propose, dans son affiche Luftkriegsbeute ou Trophées de la guerre aérienne, une approche symbolique du visuel, où l’aigle prussien domine la cocarde tricolore de la toute jeune Royal Air Force.
Mais c’est surtout dans l’identité visuelle des entreprises que l’Allemagne impose une révolution majeure. Ainsi, Peter Behrens, architecte de formation et d’abord influencé par l’Art nouveau (ou Jugendstil en allemand), s’inscrit dans une réflexion plus large sur la place du graphisme dans l’industrie.



Inspiré par les productions de Van de Velde pour Tropon, où celui-ci va bien au-delà d’un simple travail d’illustration concevant un ensemble cohérent pour le même client. Behrens comprend l’importance d’une approche globale de la communication visuelle. Il transpose cette vision à l’Allgemeine Elektricitäts-Gesellschaft (AEG), dont la direction artistique était assurée jusque-là par Otto Eckmann.

Son travail pour l’AEG repose sur un principe fondamental : l’uniformisation. Chaque support visuel – des affiches aux emballages, en passant par les catalogues, les bâtiments et même la typographie – doit répondre à une logique esthétique propre. Il ne s’agit plus d’apposer un logo sur un produit, mais d’assurer une identité graphique homogène.
Le logotype, conçu pour être répétable et immédiatement identifiable, reprend la forme du toit de l’usine de AEG de Berlin-Moabit. Behrens choisit ainsi un design épuré, géométrique, évitant les ornements inutiles.

Mais Behrens ne se limite pas à un logo : il conçoit également une typographie sur mesure, le Behrens-Schrift, qui fusionne l’héritage des caractères gothiques allemands avec une volonté de modernité et de lisibilité. Cette typographie devient un élément clé de l’identité visuelle de l’AEG, utilisée sur tous les supports imprimés et intégrée aux affiches publicitaires.




Les Avant-Gardes
Le Cubisme





Le futurisme





le constructivisme russe
Dans les années qui suivent la révolution de 1917, la Russie exaltée se dote d’un langage visuel inédit. L’enjeu est la diffusion des idées, l’image devient une arme, un moyen de mobilisation massive. Aux côtés du cinéma, les arts graphiques s’imposent comme l’un des outils les plus directs de diffusion des idées révolutionnaires.
Cette effervescence ne surgit pas de nulle part. La Russie possède déjà une tradition visuelle foisonnante : les lubki (ou loubok au singulier), gravures populaires où l’image et le texte se répondent de façon allégorique.

Des illustrateurs comme Dimitri Moor poursuivent ce mouvement de l’image vers la métaphore. Le combat entre l’ancien et le nouveau régime prend la forme de figures schématiques : le dragon réactionnaire étouffant l’industrie soviétique, serpent grotesque d’un capitaliste tremblant devant la Troisième Internationale Socialiste.

L’affiche soviétique s’impose comme une rhétorique visuelle, une pensée en action. L’idéogramme remplace le récit, et l’image devient une injonction.
Entre 1919 et 1922, la fenêtre Rosta apparaît. Ces affiches travaillent la notion de séquence, façon bande dessinée. Proposant une chronique quotidienne des événements politiques et sociaux, on y suit des figures archétypales dans un langage à la fois direct et accessible.
Poète et graphiste, Maïakovski conçoit ces “fenêtres” aux slogans brefs et au phrasé tranchant. Souligné par des contraintes techniques, imprimées en pochoir, elles ne peuvent tolérer la finesse du trait. Ces images se montrent brutes, aux contours marqués, aux couleurs posées en larges aplats.

Au fur et à mesure que la Révolution soviétique s’ancre dans le réel, son langage évoluera.
En débarrassant l’art de toute attache figurative ou utilitaire, Kasimir Malevitch a posé les bases du suprématisme, un langage visuel fondé sur la pureté des formes géométriques. De cet acquis, conjugué au climat politique enthousiaste de l’époque, où les artistes se voient confier un rôle social de catalyseurs, émerge alors un vaste laboratoire formel, annoncé dès 1922 par Aleksei Gan dans sa brochure intitulée Konstruktivizm.

Le mot d’ordre est triple. Tectonique, Texture, Construction. Ce triptyque, un peu abstrait, cherche à poser la théorie générale du mouvement. Il associe, d’une part, les impératifs du moment à la forme visuelle (tectonique), d’autre part, le respect des matériaux industriels (texture), et enfin, la recherche de la justesse dans l’assemblage (construction). La grande ambition constructiviste serait donc de briser le lien “ombilical” entre l’art moderne et l’art ancien, pour passer de la sphère de l’expérimentation à celle de l’application concrète, à l’image du monde nouveau promis par le régime.
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El Lissitzky, nourri par ses étude d’architecture, développe sa série des PROUNS (“projets pour l’établissement d’un nouvel art”). Ces œuvres, à mi-chemin entre la peinture, la sculpture et la planification architecturale, introduisent de nouveaux jeux de perspective. La surface du tableau devient un espace où se conjuguent profondeur négative, plan neutre et projection positive, comme si l’on regardait un chantier encore en gestation.

Dès 1919, son affiche “Battez les Blancs avec le coin rouge” proposait déjà une image abstraite, où la politique se dit en géométrie. Un triangle rouge s’enfonce dans un cercle blanc, évoquant d’un seul coup d’œil la victoire révolutionnaire sur l’ennemi intérieur.

Il met en page “Pour la voix”, recueil de poèmes de Maïakovski, où il organise l’ouvrage comme un fichier indexé, chaque poème étant précédé d’un onglet visuel facilitant la navigation. La typographie y est pensée comme structurante, les lettres devenant des éléments de composition à part entière.

Dans Son œuvre Le Constructeur, il intègre la photographie, un autoportrait hybridé, où son œil, sa main et son compas s’inscrivent dans une composition éclatée, symbole de la fusion entre l’artiste et l’ingénieur, entre la création et la technique.
Le photomontage devient peu à peu un outil, une signature. Dans les travaux d’Alexandre Rodtchenko et Gustav Kloutsis, les figures ne sont plus seulement dessinées, elles sont prélevées du réel, réassemblées, amplifiées par des jeux d’échelle et de perspective.

Ainsi chaque affiche, chaque livre, chaque typographie participent à l’édification de l’utopie naissante.

Si Rodtchenko applique les principes constructivistes à l’édition, Gustav Klutsis s’illustre dans un domaine plus proche de la propagande d’État. Pour Klutsis, le photomontage est « l’art de la construction du socialisme ».
Ses affiches, souvent consacrées au développement industriel et aux plans quinquennaux, jouent sur les contrastes d’échelle. Des ouvriers et des machines gigantesques dominent des foules anonymes, symbolisant la puissance collective du prolétariat.
À travers ses expérimentations, Klutsis propose les bases d’un langage visuel internationaliste, efficace et immédiatement compréhensible.
Le graphisme constructiviste ne puise pas son inspiration uniquement dans l’outil typographique et la mise en page. Il est profondément marqué par l’esthétique cinématographique, qui bouleverse, elle aussi, la manière de composer une image.
En effet, les cinéastes Lev Koulitchov, Sergueï Eisenstein ou Dziga Vertov, théorisent ce qu’ils nomment montage dialectique. Ils explorent la puissance des images -temporelement- juxtaposées, celle du montage, pour créer du sens.

L’effet Koulechov désigne la propension d’un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède dans le montage, avec en retour l’influence de ce plan sur le sens du précédent, une «contamination sémantique». L’image fixe du personnage traduira tour à tour appétit ou disette, tristesse ou désolation, tendresse ou desir. Sans aucune variation dans son jeu, la figure, de l’acteur d’Ivan Mosjoukine demeure statique. L’idée est de faire éprouver au spectateur des émotions, abscentes matériellement de l’image.
Second exemple parlant tandis que Vertov, dans L’Homme à la caméra (1929), déconstruit le réel en une série de fragments réassemblés dans un rythme vertigineux. Ces recherches, bien que cinématographiques, trouvent une résonance immédiate dans le graphisme constructiviste.

Les frères Vladimir et Gueorgui Stenberg, notamment, appliquent ces principes au domaine de l’affiche de film. Plutôt que d’opter pour une composition statique, ils adoptent une approche dynamique, où les images se chevauchent, où les perspectives sont volontairement déformées, et où le texte s’intègre au visuel de manière organique.
L’affiche ne se contente pas de représenter une scène du film en multipliant les points de vue et en juxtaposant des éléments fragmentaires.